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Il n’aura pas échappé à nos lecteurs les plus assidus, ainsi qu’à quelques occasionnels qui passaient par là et jouaient de malchance, que les bibliothèques bruxelloises étaient fermées pour la majorité d’entre elles du lundi 10 au mercredi 12 juillet derniers, voire plus longtemps dans certaines communes. Avec, sur leur fronton, ces mots gravés à l’encre d’imprimante : changement de logiciel ! Pour prendre son mal en patience, voilà au visiteur fort peu à se mettre sous la dent, presque une énigme : faudrait-il donc trois jours pour changer un logiciel, alors que le moindre débutant installe aujourd’hui une suite bureautique en à peine quelques minutes sans rien faire d’autre que de cliquer sur quelques “Oui”, “Suivant” et “J’accepte” ? À coup sûr ces bibliothécaires se cherchent encore une raison de flemmarder !

Il faut pourtant bien nous croire. Un logiciel de bibliothèque n’est pas une mince affaire. Il est vrai qu’il peut apparaître comme une énigme pour le tout-venant, qui n’en voit jamais le visage puisqu’il lui tourne toujours le dos. Programme farouche, il ne s’adresse qu’aux employés de bibliothèque à qui il semble parler comme le souffleur depuis son trou. Mais qui est-il donc, et comment se permet-il ainsi de changer, bloquant de la sorte tout un petit monde qui ne demandait qu’à lire ou à travailler tranquille ?

Décrivons un peu l’animal. Son espèce s’appelle le SIGB. Ça commence bien. Une appellation cryptique, doublée d’une rime douteuse, pourrait presque faire croire à un espion venu du froid. C’est pourtant un acronyme bien français, puisqu’il désigne un système intégré de gestion de bibliothèque. Entendez par là un ensemble de fonctionnalités permettant aux bibliothécaires d’accomplir leurs tâches quotidiennes – du moins de les y aider fortement. Au centre, la colonne vertébrale est évidemment constituée par le catalogue des documents ; les bras et les mains sont ceux que prolongent les mains et bras des bibliothécaires eux-mêmes, à savoir un module de circulation des documents (prêt, retour, prolongation, mais aussi transferts d’une bibliothèque à l’autre). Qui dit prêt, dit emprunteur : le SIGB gère donc aussi un fichier des usagers, avec leurs données personnelles utiles, leur historique, leurs dettes éventuelles. Des usagers avec qui il faut pouvoir communiquer, que ce soit pour les avertir d’une réservation ou pour leur rappeler un prêt en retard – on pourra désormais aussi leur envoyer des lettres d’information. Plus en amont, le module d’acquisition permettra d’intégrer toute la phase des commandes aux libraires et de leur suivi ; tandis qu’en aval, on trouve des fonctions d’édition de caisse, d’impression de cotes de rangement, de statistiques, etc. Enfin, n’oublions pas le portail biblio.brussels, qui lui aussi change de peau (lire l’article à ce sujet). Toutes ces opérations de gestion ont accompagné l’informatisation des bibliothèques en s’informatisant elles-mêmes, de sorte qu’on ne voit désormais plus les bibliothécaires écrire sur leurs bonnes vieilles fiches papier d’image d’Épinal, mais plutôt se pencher sur leur écran et commettre quelques clics avant de relever la tête vers vous et de vous asséner… leur sourire tout en vous remettant les livres en mains, seul geste qui se perpétue tel quel depuis que les bibliothèques existent.

Reste la question du pourquoi ? Les bibliothécaires n’étaient-ils pas contents de leur “S.I.G.B.” ? Pour être honnête, beaucoup se seraient bien passés de devoir en changer : la procédure, on l’aura compris, est aussi lourde que le logiciel est complexe. Et puis, on change difficilement des habitudes. L’une des raisons est, tout simplement, d’ordre légal : la loi sur les marchés publics oblige les administrations à ouvrir périodiquement à la concurrence leur parc logiciel, et il arrive alors ce que la loi du marché permet : qu’un produit en place se fasse détrôner par un autre. Et c’est ce qui est arrivé. BGM de la société GMInvent a ainsi remplacé V-Smart (anciennement Vubis) de la société AXIELL, et ce pour les huit prochaines années, après quoi le jeu de la roulette recommencera. À ce processus légaliste s’en ajoute un autre, d’ordre plus technique et infrastructurel, qui veut que la Ville de Bruxelles (qui organise la Bibliothèque Centrale, gestionnaire du SIGB) s’oriente de plus en plus vers un modèle de smart city (ville “intelligente”)1, passant notamment par une (e-)administration de plus en plus dématérialisée, impliquant le remplacement de serveurs hébergés en local par des solutions web externalisées. Un peu comme vous n’installez plus de programmes sur votre PC à partir d’un disque acheté au magasin, mais via une licence achetée en ligne et accordée pour x temps, à laquelle vous avez accès par un compte personnel.

Et voilà. Lorsque vous entendrez un bibliothécaire vous seriner l’antienne du jour selon laquelle rien ne va en ce moment “parce qu’on change de logiciel”, vous saurez désormais pourquoi. Ou du moins le devinerez-vous. Car le gros du travail est en coulisses. À vrai dire on s’y affaire depuis trois ans. Tout a commencé alors qu’un certain virus commençait à faire des siennes. Constitution du cahier de charges, lancement de l’appel d’offres, analyse des réponses, départage des candidats, enfin attribution du marché ; puis, lancement du projet, migration des données, test des fonctionnalités, paramétrage, formation du personnel, établissement des procédures. Et pour finir, migration finale, synchronisation des données de prêt, fermeture au public pour réduire l’impact négatif, passage en production et réouverture progressive des institutions dans leur nouvel environnement logiciel. Une fin qui n’est évidemment qu’un nouveau début !

Précisons, pour appuyer sur la complexité de l’entreprise, que le nouvel outil en question est utilisé par les bibliothèques publiques francophones de 14 des 19 communes bruxelloises, qui appliquent des règlements différents, à savoir une bonne soixantaine d’institutions, pour près de 250 utilisateurs. Nous espérons d’ailleurs accueillir bientôt de nouvelles communes dans notre giron. Le catalogue compte quant à lui un bon million de notices descriptives, permettant la circulation de plus de deux millions de documents et leur prêt à des dizaines et des dizaines de milliers de lecteurs de tous types et de tous âges !

On imagine bien qu’un tel parcours ne va pas sans heurts, et certains de nos lecteurs en ont peut-être fait les frais. La quantité des données à migrer, leur complexité et leur imbrication, font que des erreurs sont inévitables au début. Des correctifs continuent d’améliorer la situation… petit à petit. L’équipe informatique de la Bibliothèque Centrale, de concert avec le prestataire du SIGB et i-City, travaillent d’arrache-pied à lisser les aspérités du terrain et à mettre tous les professionnels en mesure de fournir à nouveau la qualité de service dont ils sont capables. D’ici là, soyons patients et résilients : l’avenir sera meilleur pour tous, usagers comme professionnels.

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1 concept de développement urbain [consistant à] améliorer la qualité de vie des citadins en rendant la ville plus adaptative et efficace, à l’aide de nouvelles technologies qui s’appuient sur un écosystème d’objets et de services (www.cnil.fr).

Publié en
juillet 2023